33.
La Colère de Swan
Un peu plus loin, Kira aurait bien voulu se servir des techniques qu’elle avait apprises auprès du défunt Roi d’Argent, mais les guerriers noirs refusaient de l’affronter. Elle devait donc se contenter de les faucher avec son épée double sans qu’ils lui opposent la moindre résistance. Inquiète, elle chercha Sage du regard. Il se débrouillait fort bien. Elle choisit tout de même de demeurer près de lui, juste au cas.
Elle promena ses sens invisibles sur la plage. Ses frères perdaient rapidement des forces devant les insectes infatigables. Il lui fallait au plus vite faire pencher la balance en leur faveur sans utiliser ses halos violets qui risquaient de tuer tout le monde.
Pourrait-elle faire voler les lances impériales à ses pieds sans priver en même temps ses compagnons de leurs épées ? Il restait autant d’insectes que d’humains dans la mêlée et elle ne connaissait pas encore l’étendue de ses pouvoirs. Mais elle ne pouvait pas non plus laisser l’ennemi massacrer ses frères. Ses yeux s’illuminèrent. Elle leva les bras pour procéder au désarmement de l’ennemi, mais n’eut pas le temps de se servir de sa magie.
Une décharge bleutée venue de nulle part la frappa au milieu du corps et la projeta violemment contre la muraille de pierres. Elle s’y frappa durement la tête et retomba face contre terre à quelques pas seulement de Santo. Le guérisseur s’élança sur elle pour refermer l’entaille sur son crâne.
— Mais que s’est-il passé ? s’étonna Kira en tentant de s’asseoir. Qui m’a attaquée ?
— J’ai seulement vu le rayon d’énergie et ce n’était pas l’un des nôtres, l’informa Santo en continuant d’illuminer sa plaie.
— Mais ces insectes n’ont pas de pouvoirs magiques, tout le monde le sait !
Elle ignorait évidemment que le sorcier Asbeth se trouvait sur la plage, entouré d’un écran de protection. Il avait réussi à s’emparer d’un de ces vaniteux soldats verts. Pendant que des guerriers le ramenaient à leur vaisseau, il demeurait en retrait de la bataille pour continuer d’épier les humains. Son ennemi juré, le Chevalier Wellan, se trouvait parmi eux. Il combattait avec une force presque aussi grande que celle des guerriers d’élite de l’empereur. Le mage noir aurait bien aimé se mesurer à lui, mais il ne pouvait pas risquer d’être blessé.
Tandis qu’il s’apprêtait à s’envoler vers son vaisseau, Asbeth avait perçu une énergie familière sur la plage. Il avait tout de suite su qu’il s’agissait de la fille d’Amecareth. Elle rassemblait en elle une force d’attraction risquant de désarmer les guerriers noirs et d’en faire des proies faciles pour les humains déchaînés. Alors, au risque d’être repéré par les Chevaliers, Asbeth avait lancé un rayon affaiblissant sur la princesse. Tandis qu’elle s’écrasait contre les remparts, le sorcier avait jeté un coup d’œil en direction de Wellan. Le grand chef ne l’avait pas repéré.
L’homme-oiseau se demanda s’il pourrait s’emparer de la fille de l’empereur malgré la présence de tous ces défenseurs. Son maître le récompenserait richement s’il lui rapportait ce trophée…
C’est alors que s’avança vers lui un humain qui ne portait pas l’armure des Chevaliers. Pourtant, il tenait une de leurs épées magiques à la main. En le sondant, le sorcier s’aperçut qu’il ne s’agissait pas d’un soldat ordinaire, mais d’un puissant magicien. Avait-il ressenti sa présence malgré son cocon protecteur ?
— Je croyais que nous avions éliminé tous les sorciers de l’empereur ! s’échauffa l’homme en tunique blanche.
L’orgueil du mage noir faillit causer sa perte. Malgré la courte apparition de Sélace, il était fier d’être l’unique sorcier d’Irianeth depuis au moins une centaine d’années. Il laissa donc tomber son écran d’invisibilité pour que cet insolent le voie dans toute sa splendeur. Mais son geste n’impressionna guère Farrell.
— Je suis Asbeth ! rugit-il.
— Vous portez des noms, maintenant ? ricana l’homme qui continuait d’approcher.
— Je suis le seul sorcier de l’empereur du monde !
— Dans ce cas, je n’en aurai qu’un seul à tuer.
Les paumes de Farrell se mirent à briller d’une lumière éclatante. Asbeth comprit qu’il avait commis une erreur. Cet homme vêtu de blanc était beaucoup plus puissant que les Chevaliers. Sans perdre une seconde, il décolla vers le ciel comme une étoile filante. Le magicien humain laissa partir une sphère brûlante qui lui frôla les plumes. Cet ennemi inattendu risquait de faire échouer ses plans. Asbeth se dirigea à toute vitesse vers le bateau qui transportait son précieux cargo, oubliant la princesse sur la plage. Il reviendrait s’en saisir plus tard, lorsqu’elle ne serait pas entourée d’un si grand nombre de Chevaliers.
Ayant suivi la course du sorcier des yeux, Farrell eut juste le temps de se jeter à plat ventre sur le sol détrempé : il évita ainsi d’être embroché sur la lance du guerrier noir qui venait de surgir derrière lui. Il roula sur le dos et enfonça la lame de son épée à l’intérieur du coude de l’insecte. Ce dernier poussa un grondement rauque en tentant de saisir sa lance de l’autre main. Mais Farrell fut plus rapide que lui. Avant que l’arme argentée ait bougé, son épée trancha le deuxième bras du guerrier noir.
C’est à ce moment que Wellan remarqua l’étranger en tunique blanche qui se battait dans son camp, soulageant les Chevaliers débordés. Cet habile escrimeur abattait tout sur son passage comme une tornade. Ce fut seulement lorsque tous les insectes restés sur la plage furent détruits que le grand chef put se rapprocher de ce sauveteur providentiel.
— Farrell ? Mais comment êtes-vous arrivé ici ?
Les cheveux collés sur le crâne par la sueur et la tunique souillée de sang noir et de sang rouge, le magicien pivota vers lui. Son visage était radieux.
— De la même façon que vous, répondit-il en tentant de reprendre son souffle.
— Mais vous ne possédez pas de bracelets !
— Je n’en ai nul besoin. Mes pouvoirs sont bien plus étendus que les vôtres. Et, avant que vous ne me le demandiez, non, je ne pouvais pas rester à Emeraude pendant que des frères Chevaliers se faisaient massacrer sur la côte.
Les deux hommes s’observèrent un moment. Wellan ne put s’empêcher de penser qu’autrefois, toute une armée de soldats aussi vaillants qu’Onyx d’Émeraude protégeaient Enkidiev.
— Vous ne m’en voudrez pas, j’espère, de vous avoir privé du plaisir de tuer ces insectes vous-même, le taquina le renégat.
« Comment peut-il faire de l’humour après toute cette destruction ? » se demanda Wellan, alors que lui n’arrivait tout simplement pas à s’y habituer. Conscient des émotions conflictuelles qui assaillaient le chef des nouveaux Chevaliers, Farrell étudia davantage ses traits. Wellan ne ressemblait pas physiquement à Hadrian, mais leur essence était la même. Ce géant possédait un cœur d’or et un grand sens de la justice. Sa seule motivation dans cette guerre insensée consistait à assurer une paix définitive aux siens.
— On finit par s’y faire, lui dit Farrell en haussant les épaules.
Sans dire un mot, Wellan lui tendit les bras. Le renégat les serra à la manière des Chevaliers. Il savait que son initiative allait le rendre populaire parmi les soldats, mais qu’elle risquait aussi d’attirer sur lui les foudres du Magicien de Cristal, qui cherchait toujours à lui retirer sa magie. Mais cette nuit-là, au milieu de femmes et d’hommes aussi courageux que lui, rien de tout cela n’avait d’importance.
— Vous n’êtes pas blessé, au moins ? s’inquiéta Wellan.
— Seulement quelques éraflures, rien de sérieux. Mais quelques-uns de vos hommes ont besoin d’aide.
Ce commentaire ramena le grand chef à la réalité. Il scruta la plage, captant lui aussi la souffrance de plusieurs de ses Chevaliers. Farrell sur les talons, il fonça vers la muraille. Santo, Chloé et Jasson prodiguaient déjà des soins aux blessés. Il fut très surpris d’apercevoir Kira allongée sur le dos, Sage à ses côtés.
— Que s’est-il passé ? s’alarma Wellan.
— Elle a reçu une décharge ensorcelée, mais elle s’en remet, expliqua Sage en posant un regard confiant sur son chef.
— Ensorcelée ?
— Il y avait en effet un sorcier parmi les guerriers noirs, confirma Farrell. Il s’appelle Asbeth.
Tous les regards se tournèrent vers lui et le silence tomba sur la plage d’Argent. Ce n’étaient pas ses paroles qui les étonnaient, mais sa présence sur le champ de bataille. Pour la majorité d’entre eux, il n’était qu’un apprenti magicien et le nouveau professeur des élèves d’Émeraude, pas un soldat.
— Mais que faites-vous ici, maître Farrell ? lui reprocha Bergeau. Après ce qui vous est arrivé jadis à Zénor, vous devriez savoir que la côte est un endroit dangereux !
Les yeux pâles du renégat cherchèrent ceux du grand Chevalier. Il ne savait pas s’il pouvait leur avouer tout de suite la vérité.
— Je l’ai vu combattre, Bergeau, le défendit Herrior. Sa lame est encore plus redoutable que la tienne.
— Il est venu m’aider à terrasser mon adversaire, renchérit Volpel.
— Et il a tranché d’un seul coup les deux bras de l’insecte qui essayait de me décapiter, ajouta Joslove.
Farrell se retrouva dans un véritable tourbillon de commentaires de la part de tous les jeunes Chevaliers l’ayant vu à l’œuvre. Mais il s’en trouva une qui n’avait aucun éloge à lui faire. Bouillante de rage, Swan marcha entre les blessés. Elle agrippa solidement son époux par le col de sa tunique. Avant qu’il puisse protester, elle le fit reculer jusqu’à la muraille, contre laquelle elle lui plaqua brutalement le dos.
— Où sont les enfants ? rugit-elle comme un fauve.
— Ils sont chez Armène, répondit-il en réprimant un sourire.
— Comment as-tu osé les abandonner à Émeraude et pourquoi es-tu venu risquer stupidement ta vie sur ce champ de bataille ?
— Vous aviez besoin d’aide et j’ai pensé que…
— Tu es un professeur de magie, Farrell, pas un soldat !
— Je me débrouille avec une épée, je t’assure.
— Ta place est auprès de nos fils, pas au milieu des Chevaliers d’Emeraude !
Wellan jugea que ce n’était ni le moment ni l’endroit pour une scène conjugale. Il fit un pas en direction du couple, mais Farrell leva discrètement la main pour l’arrêter.
— Je suis venu soigner les blessés, susurra le jeune époux en s’efforçant de demeurer sérieux.
— Nous sommes capables de le faire nous-mêmes ! hurla Swan, le visage écarlate. Je veux que tu retournes au château pour t’occuper de nos enfants !
Wellan analysa la situation. Santo, Chloé et Jasson refermaient les blessures les plus graves alors que leurs compagnons traitaient leurs écorchures entre eux. Il n’avait donc pas besoin des services d’un guérisseur supplémentaire. Devait-il rapatrier ses soldats à Émeraude ?
Ce serait une sage décision, puisque les vaisseaux qui ont échappé à votre fureur sont maintenant hors de votre portée et ne reviendront pas, résonna la voix d’Onyx dans sa tête pendant que Swan continuait de l’invectiver.
Curieusement, aucun des soldats ne sembla entendre cette communication. C’est à vous que je parle, Wellan, pas à vos frères, précisa la voix. Les anciens Chevaliers possédaient-ils le pouvoir de communiquer par télépathie avec un seul individu à la fois ? Wellan hocha lentement la tête pour faire comprendre au renégat qu’il était d’accord. Il décida par contre de le soustraire à la colère de son épouse.
— Chevaliers, écoutez-moi ! réclama-t-il d’une voix forte. Lorsque vos plaies seront refermées, retournez dans vos royaumes respectifs avec vos commandants et allez chercher vos Écuyers et vos chevaux ! Nous ferons le point au Château d’Émeraude à l’heure du midi demain ! Quant au groupe de Santo, il ramènera les blessés plus graves !
Les soldats se rassemblèrent immédiatement autour de leurs commandants, mais Swan continua à tempêter devant Farrell, qui adoptait une expression de contrition destinée à la calmer.
— Cet ordre s’adresse aussi à toi, Swan, l’enjoignit Wellan.
Fougueuse et indépendante, elle finissait toujours par lui obéir, même lorsque ses consignes la contrariaient. Elle poussa un cri de rage, frappa la poitrine de Farrell de ses deux poings et rejoignit le groupe de Dempsey.